Sophie Lapalu
texte réalisé à l’occasion de la résidence art & monde du travail porté par l’association Voyons Voir.
Septembre 2023, Confiserie du Mont Ventoux, Carpentras.
La nouvelle L’invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares raconte la fuite d’un homme, Luis, qui trouve refuge sur une île à priori déserte. Très vite toutefois, il découvre la présence d’une somptueuse villa. Là, sans que rien ne l’ait laissé prévoir, de singuliers intrus envahissent le lieu et s’engagent dans une fête languissante dont le rituel paraît se reproduire chaque semaine. Les mêmes scènes se déroulent avec une précision mécanique.
Lorsque l’association Voyons Voir propose à Amentia Siard Brochard une résidence au sein d’une entreprise, l’artiste imagine travailler une matière qui disparaît, quelque chose qui ne perdure pas dans le temps ; elle pense aux bonbons qui fondent sous la langue, au sucre qui vient tapisser le palais. L’association lui a alors proposé la confiserie artisanale du Mont Ventoux. Ce n’est donc pas sur une île que l’artiste débarque ; toutefois ici aussi se joue une chorégraphie quotidienne parfaitement huilée. Chaque jour, Florence Bruis, Sylvie Auragnier et Thierry Vial œuvrent à faire vivre un savoir-faire local en voie de disparition : la confection artisanale du berlingot, ce petit tétraèdre translucide, rayé, acidulé. Si les saveurs varient et les couleurs avec elles, les gestes, eux, sont toujours les mêmes, depuis plus de 150 ans. Entre mars et septembre, l’artiste est venue à plusieurs reprises passer du temps avec les trois artisan*es. Elle a observé le rituel bien rodé, la précision des gestes, la dextérité des travailleureuses : faire fondre le mélange de sucre, d’eau, de sirop de glucose et d’huile essentielle (pour le parfum), l’étaler sur une table refroidie en vue d’obtenir une pâte homogène. Prélever une partie pour ensuite la travailler au crochet, afin de la rendre opaque et blanche en y incorporant des bulles d’air. Cette pâte est tirée, déposée sur la masse première translucide, en vue de dessiner les lignes caractéristiques du petit bonbon, avant de passer le tout dans la berlingotière qui pré-découpe les tétraèdres tout en finissant de les refroidir. Il ne reste plus qu'à les séparer manuellement, délicatement, et de les conditionner.
Durant le temps de la résidence, il n’est pas question pour l’artiste de créer une œuvre figée, mais plutôt d’observer, de sentir, de goûter, de réfléchir, de discuter beaucoup, d’aider un peu, pour apprendre à se déplacer, ouvrir sa propre pratique, créer des porosités avec celle des artisan*es.
Amentia Siard Brochard note les marges du travail, le surplus du bonbon, les alentours de la confiserie, s’attache à ce qu’il faut oublier, ne pas voir, parfois même dissimuler. Elle observe avec application les feuilles d’oubli, ces pages blanches en fécules de pomme de terre qui entourent le nougat pour que les morceaux ne collent pas. Insipides, inodores, elles portent bien leur nom ; elle doivent savoir se faire oublier. Elles ont pourtant un prix, qui varie selon l’inflation, un grammage, une couleur. Amentia entre dans cette matière de manière comptable et mathématique : elle lui invente une contre étiquette un peu absurde, où les fautes de traduction permettent de faire entrer la poésie. Elle a également remonté la filière économique de la feuille, d’Alicante à Carpentras, a enquêté jusqu’à l'abbaye de Venasque où elle a acheté des chutes d’hosties. Elles deviennent des vecteurs de relations, de rencontres et d’histoires. Les contre-formes découpées à l’emporte-pièce lui servent aussi à créer des dessins abstraits à l’aide de paillettes alimentaires quasi imperceptibles, projetées sur des feuilles de cuisson siliconées puis d’oubli [(feuilles d'oubli - chutes d'hosties) x paillettes de carbone]. L’artiste détourne de la sorte notre attention vers l’infime et le négligeable, s’attache à faire du réticulaire l’objet même de sa recherche.
Un jour, le fugitif de L’invention de Morel assiste à une conversation où le propriétaire de la villa, Morel, fait part à ses invité*es qu’il s’est octroyé le droit de les filmer avec un appareil de son invention. Celui-ci les transforme en images solides et tridimensionnelles, sortes d’hologramme épais. Les habitant*es de l’île sont donc des images, qui ne cessent de réapparaître : la même semaine de vacances paradisiaque est éternellement rejouée, comme dans un montage en boucle. La vie des personnages se superpose à la réalité temporelle et physique des lieux. Je me plais à imaginer les confiseur*euses du Mont Ventoux comme les hologrammes des artisan*es qui les ont précédé*es, et l’artiste comme la naufragée cherchant à s’introduire dans leur routine, observatrice du caractère intemporel des gestes opérés. Pour avoir la sensation d’interagir avec les habitant*es, Luis décide de s'insérer par effraction dans leur intimité ; comme un raccord, il s’introduit dans la semaine immortelle conçue par Morel, en vue de l’épouser totalement. « [I]l se confronte à un problème de montage, afin de s’intercaler dans la vie fantomatique, sans rompre la vraisemblance des séquences déjà enregistrées. 1 » Au sein du ballet parfaitement orchestré de la confiserie - parfois public – Amentia Siard Brochard aussi a tenté de s’insérer. Elle a cherché quelle place elle pouvait trouver. Remarquant qu’il existe parfois un surplus de sucre opaque – celui destiné à créer les rayures du berlingot – elle s’est attelée à le modeler, le travailler quand il est encore chaud, au moment où les spectateurices ne regardent plus cet espace de la démonstration. « J’ai bien joué : un spectateur peu averti peut croire que je ne suis pas un intrus. C’est là le résultat naturel d’une laborieuse préparation : quinze jours d’études et de répétitions ininterrompues. Infatigablement, j’ai répété chacun de mes actes. 2 » raconte le narrateur de la nouvelle. L’artiste, elle, s’inscrit très discrètement dans la succession précise des gestes et dans celle, plus large, d’une économie de l’attention. Elle prend soin de se concentrer sur ce qui est ignoré, ce qui n’a ni valeur spectaculaire ni marchande. Durant ces moments fugaces, elle a constitué une petite famille de sculptures en bourrelets entremêlés, protégée de la poussière et de l’humidité par un blister qui leur confère une préciosité certaine. Elle l’expose dans une vitrine de la boutique, à la fois bonbons ineptes à la vente, sucreries hors normes et sculptures contextuelles.
Si l’artiste en résidence, contrairement au narrateur de la nouvelle, n’est pas devenue hologramme à son tour, son corps a néanmoins incorporé le sucre et son travail intégré la rencontre ; des permutations ont été opérées. Elles ont permis d’aménager des espaces de visibilité pour ce qui n’est pas dévoilé, de déjouer les chutes, souligner les à côté, de dévier notre regard. Plus tard peut-être, Amentia Siard Brochard mettra en musique les textes qu’elle a composé à la façon d’un tube pop reggaeton, où elle fait l’analogie entre le commerce de la drogue, important dans le quartier où se trouve la confiserie, et celui du sucre. Paradis artificiels, pesées et grammages, blisters, pochons et addictions s’entrecroisent en rythme (Sugar Extensions). Plus tard, l’artiste fixera les formes nées de cette expérience, réinterprétera peut-être la chorégraphie des cuites 3 , se remémorera les odeurs et les couleurs, un berlingot au miel sur la langue, aussitôt dissout. Des images naîtront de ces rencontres ; elles conserveront les gestes vieux de 150 ans dans un temps révolu pour le*a regardeureuse, inlassablement répétés pour l’éternité ; elles inscriront les artisan*es dans un régime de l’image. Amentia Siard Brochard souligne ainsi notre rapport à la représentation, comme pour nous demander quelle place l’artiste s’octroie dans l’invention de cette mécanique.
1 Roger Bozzetto, « L’Invention de Morel. Robinson, les choses et les simulacres. »
Études françaises, 35, Presses Universitaires de Montreal, Montreal, 1999, pp. 65–77.
[https://doi.org/10.7202/036126ar]
2 Adolfo Bioy Casares, trad. A. Pierhal, L’invention de Morel, Robert Laffont, 1952, p. 83.
3 Nom donné au moment de la fabrication du berlingot.
texte réalisé à l’occasion de la résidence art & monde du travail porté par l’association Voyons Voir.
Septembre 2023, Confiserie du Mont Ventoux, Carpentras.
La nouvelle L’invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares raconte la fuite d’un homme, Luis, qui trouve refuge sur une île à priori déserte. Très vite toutefois, il découvre la présence d’une somptueuse villa. Là, sans que rien ne l’ait laissé prévoir, de singuliers intrus envahissent le lieu et s’engagent dans une fête languissante dont le rituel paraît se reproduire chaque semaine. Les mêmes scènes se déroulent avec une précision mécanique.
Lorsque l’association Voyons Voir propose à Amentia Siard Brochard une résidence au sein d’une entreprise, l’artiste imagine travailler une matière qui disparaît, quelque chose qui ne perdure pas dans le temps ; elle pense aux bonbons qui fondent sous la langue, au sucre qui vient tapisser le palais. L’association lui a alors proposé la confiserie artisanale du Mont Ventoux. Ce n’est donc pas sur une île que l’artiste débarque ; toutefois ici aussi se joue une chorégraphie quotidienne parfaitement huilée. Chaque jour, Florence Bruis, Sylvie Auragnier et Thierry Vial œuvrent à faire vivre un savoir-faire local en voie de disparition : la confection artisanale du berlingot, ce petit tétraèdre translucide, rayé, acidulé. Si les saveurs varient et les couleurs avec elles, les gestes, eux, sont toujours les mêmes, depuis plus de 150 ans. Entre mars et septembre, l’artiste est venue à plusieurs reprises passer du temps avec les trois artisan*es. Elle a observé le rituel bien rodé, la précision des gestes, la dextérité des travailleureuses : faire fondre le mélange de sucre, d’eau, de sirop de glucose et d’huile essentielle (pour le parfum), l’étaler sur une table refroidie en vue d’obtenir une pâte homogène. Prélever une partie pour ensuite la travailler au crochet, afin de la rendre opaque et blanche en y incorporant des bulles d’air. Cette pâte est tirée, déposée sur la masse première translucide, en vue de dessiner les lignes caractéristiques du petit bonbon, avant de passer le tout dans la berlingotière qui pré-découpe les tétraèdres tout en finissant de les refroidir. Il ne reste plus qu'à les séparer manuellement, délicatement, et de les conditionner.
Durant le temps de la résidence, il n’est pas question pour l’artiste de créer une œuvre figée, mais plutôt d’observer, de sentir, de goûter, de réfléchir, de discuter beaucoup, d’aider un peu, pour apprendre à se déplacer, ouvrir sa propre pratique, créer des porosités avec celle des artisan*es.
Amentia Siard Brochard note les marges du travail, le surplus du bonbon, les alentours de la confiserie, s’attache à ce qu’il faut oublier, ne pas voir, parfois même dissimuler. Elle observe avec application les feuilles d’oubli, ces pages blanches en fécules de pomme de terre qui entourent le nougat pour que les morceaux ne collent pas. Insipides, inodores, elles portent bien leur nom ; elle doivent savoir se faire oublier. Elles ont pourtant un prix, qui varie selon l’inflation, un grammage, une couleur. Amentia entre dans cette matière de manière comptable et mathématique : elle lui invente une contre étiquette un peu absurde, où les fautes de traduction permettent de faire entrer la poésie. Elle a également remonté la filière économique de la feuille, d’Alicante à Carpentras, a enquêté jusqu’à l'abbaye de Venasque où elle a acheté des chutes d’hosties. Elles deviennent des vecteurs de relations, de rencontres et d’histoires. Les contre-formes découpées à l’emporte-pièce lui servent aussi à créer des dessins abstraits à l’aide de paillettes alimentaires quasi imperceptibles, projetées sur des feuilles de cuisson siliconées puis d’oubli [(feuilles d'oubli - chutes d'hosties) x paillettes de carbone]. L’artiste détourne de la sorte notre attention vers l’infime et le négligeable, s’attache à faire du réticulaire l’objet même de sa recherche.
Un jour, le fugitif de L’invention de Morel assiste à une conversation où le propriétaire de la villa, Morel, fait part à ses invité*es qu’il s’est octroyé le droit de les filmer avec un appareil de son invention. Celui-ci les transforme en images solides et tridimensionnelles, sortes d’hologramme épais. Les habitant*es de l’île sont donc des images, qui ne cessent de réapparaître : la même semaine de vacances paradisiaque est éternellement rejouée, comme dans un montage en boucle. La vie des personnages se superpose à la réalité temporelle et physique des lieux. Je me plais à imaginer les confiseur*euses du Mont Ventoux comme les hologrammes des artisan*es qui les ont précédé*es, et l’artiste comme la naufragée cherchant à s’introduire dans leur routine, observatrice du caractère intemporel des gestes opérés. Pour avoir la sensation d’interagir avec les habitant*es, Luis décide de s'insérer par effraction dans leur intimité ; comme un raccord, il s’introduit dans la semaine immortelle conçue par Morel, en vue de l’épouser totalement. « [I]l se confronte à un problème de montage, afin de s’intercaler dans la vie fantomatique, sans rompre la vraisemblance des séquences déjà enregistrées. 1 » Au sein du ballet parfaitement orchestré de la confiserie - parfois public – Amentia Siard Brochard aussi a tenté de s’insérer. Elle a cherché quelle place elle pouvait trouver. Remarquant qu’il existe parfois un surplus de sucre opaque – celui destiné à créer les rayures du berlingot – elle s’est attelée à le modeler, le travailler quand il est encore chaud, au moment où les spectateurices ne regardent plus cet espace de la démonstration. « J’ai bien joué : un spectateur peu averti peut croire que je ne suis pas un intrus. C’est là le résultat naturel d’une laborieuse préparation : quinze jours d’études et de répétitions ininterrompues. Infatigablement, j’ai répété chacun de mes actes. 2 » raconte le narrateur de la nouvelle. L’artiste, elle, s’inscrit très discrètement dans la succession précise des gestes et dans celle, plus large, d’une économie de l’attention. Elle prend soin de se concentrer sur ce qui est ignoré, ce qui n’a ni valeur spectaculaire ni marchande. Durant ces moments fugaces, elle a constitué une petite famille de sculptures en bourrelets entremêlés, protégée de la poussière et de l’humidité par un blister qui leur confère une préciosité certaine. Elle l’expose dans une vitrine de la boutique, à la fois bonbons ineptes à la vente, sucreries hors normes et sculptures contextuelles.
Si l’artiste en résidence, contrairement au narrateur de la nouvelle, n’est pas devenue hologramme à son tour, son corps a néanmoins incorporé le sucre et son travail intégré la rencontre ; des permutations ont été opérées. Elles ont permis d’aménager des espaces de visibilité pour ce qui n’est pas dévoilé, de déjouer les chutes, souligner les à côté, de dévier notre regard. Plus tard peut-être, Amentia Siard Brochard mettra en musique les textes qu’elle a composé à la façon d’un tube pop reggaeton, où elle fait l’analogie entre le commerce de la drogue, important dans le quartier où se trouve la confiserie, et celui du sucre. Paradis artificiels, pesées et grammages, blisters, pochons et addictions s’entrecroisent en rythme (Sugar Extensions). Plus tard, l’artiste fixera les formes nées de cette expérience, réinterprétera peut-être la chorégraphie des cuites 3 , se remémorera les odeurs et les couleurs, un berlingot au miel sur la langue, aussitôt dissout. Des images naîtront de ces rencontres ; elles conserveront les gestes vieux de 150 ans dans un temps révolu pour le*a regardeureuse, inlassablement répétés pour l’éternité ; elles inscriront les artisan*es dans un régime de l’image. Amentia Siard Brochard souligne ainsi notre rapport à la représentation, comme pour nous demander quelle place l’artiste s’octroie dans l’invention de cette mécanique.
1 Roger Bozzetto, « L’Invention de Morel. Robinson, les choses et les simulacres. »
Études françaises, 35, Presses Universitaires de Montreal, Montreal, 1999, pp. 65–77.
[https://doi.org/10.7202/036126ar]
2 Adolfo Bioy Casares, trad. A. Pierhal, L’invention de Morel, Robert Laffont, 1952, p. 83.
3 Nom donné au moment de la fabrication du berlingot.